1921-1979

Franciscain séculier
Vagabond de Dieu, père des lépreux, martyr.
Dans le Livre des Merveilles publié sous la direction de Mgr Joseph Doré et du Conseil de présidence du grand Jubilé de l’an 2000, deux pages sont consacrées à John Bradburne sous le titre : « Un autre saint François en Afrique ». Affirmation hardie et quelque peu exagérée, mais qui a le mérite d’attirer l’attention sur un membre de l’OFS à la destinée étonnante, comme sorti de la Légende Dorée en plein XXe siècle. Pour Mgr Ward, archevêque de Cardiff, « John Bradburne est un modèle exemplaire qui parle, des volumes entiers, pour le monde d’aujourd’hui ».
John Bradburne nait à Skirwith dans le Nord-Ouest de l’Angleterre entre l’Eden et le Golgotha. Cela ne s’invente pas : le village est à l’Est de l’Eden, petite rivière locale, et au pied du CrossFell, la Montagne de la Croix ! Sa vie illustre ce programme symbolique et commence par le vert paradis de l’enfance heureuse dans la famille du pasteur anglican d’une petite communauté rurale, cultivée et profondément chrétienne.
A sept ans, John quitte cet « Eden » pour suivre une scolarité dans les meilleurs établissements anglais de l’époque. Il se signale surtout sa passion pur vivre dans les arbres. Mais alors qu’il va entrer à l’Université la guerre éclate. John est envoyé comme officier en Asie. Il participe à la plus grande défaite militaire de l’histoire de l’armée anglaise en Malaisie en 1942 et il est un des moins de cent qui parviennent en se cachant dans la brousse à échapper à la capture des 130 000 soldats britanniques par les japonais.
Revenu en héros en Inde il participe à l’épopée des Chindits, ancêtres des SAS et autres commandos de choc, largué 200 kilomètres derrière l’armée japonaise en Birmanie. Une brillante carrière militaire ou intellectuelle s’ouvre pour lui à la fin de la guerre mais sa vie a changé au cœur de la jungle lorsque, presque mourant avant d’être miraculeusement sauvé, il a eu la vison d’une belle dame en blanc. Désormais la recherche de Dieu et l’amour de la Sainte Vierge seront sa voie. Elle le conduit dès 1947 à entrer dans l’Eglise catholique et il la suivra de façon originale, dans le vagabondage mystique, la prière, le musique et la poésie (avec près de 11 000 pages de poèmes, trois fois plus que Shakespeare, et des poèmes essentiellement religieux, John Bradburne est sans doute le poète le plus prolixe de toute la littérature de langue anglaise).
Durant dix-sept années, John suit sa voie là où elle le conduit, en Angleterre est en Europe. Il est successivement bucheron, postulant dans une abbaye bénédictine, maître d’école, soutier sur un bateau de pèche, postulant et portier dans une Chartreuse, pèlerin vagabond jusqu’à la Terre Sainte, novice chez les Pères de Sion en Belgique, à nouveau clochard céleste sur les routes d’Europe, squatter pendant un an d’un buffet d’orgue dans une église du sud de l’Italie, éboueur et ami des handicapés, ermite, assistant croque-mort, musicien de rue, à nouveau postulant dans une abbaye bénédictine, musicien des rues, SDF, employé de librairie, cinquième sacristain de la cathédrale de Westminster à Londres, gardien de la résidence d’été des cardinaux de Westminster et enfin aide-fleuriste.
Un fils de saint François
Un chemin donc dans lequel Dieu parait sans cesse « écrire droit en lettres courbes » comme dit le proverbe portugais. Un chemin dans lequel, avec sa foi profonde et dévotion envers la Sainte Vierge dont il se fait le chevalier servant et le héraut, son appartenance au Tiers-Ordre franciscain est le troisième pôle de stabilité. Car John est d’abord un tertiaire de saint François qui prend au sérieux la règle de prière et de vie du saint d’assise. Il prie tous les jours le petit Office de la Sainte Vierge et on peut l’entendre chanter les Heures. Il participe aussi quotidiennement à la messe partout où il le peut et reste longuement devant le Saint Sacrement. Quand il est en Italie ou à Hare Street House, il improvise sur l’harmonium et chanter des louanges devant le tabernacle durant des heures.
John Bradburne possède en tout et pour tout quatre livres – tous les quatre pour nourrir sa prière : une Bible, l’Office franciscain, un missel et « Le nuage de l’inconnaissance », fleuron de la littérature mystique anglaise du Moyen-Age. Il fait de plus en plus de cet ouvrage le cœur de sa vie spirituelle. Ce chef d’œuvre de la mystique chrétienne, qu’on a pu placer au rang des œuvres du pseudo-Denys ou de saint Jean de la Croix, de tonalité très franciscaine, insiste sur ce que seul l’amour, non la pensée, peut pénétrer en Dieu et le connaître :
Dieu peut être aimé mais non pensé » ;
Par l’amour il peut être pensé et retenu,
Mais jamais par la pensée.
John Bradburne laisse aussi des milliers de vers de méditation sur la Parole de Dieu, car, écrit-il,
Comme le cerf désire les fleuves d’eau
Ainsi le pèlerin aspire à la simplicité fraîche
Et à la délivrance totale des sables,
De la sèche pensée discursive et des livres agaçants ;
Mais ni agaçante, ni sèche
Est la Bible aux mains
De celui qui a dans son cœur son lumineux Seigneur
Qui est la clé de David, et le Roi
Apte à ouvrir tout ce qui est caché
De ce qui est écrit, dont il fera un vaste pâturage .
Vers la fin de sa vie, un père jésuite lui offrit les récits d’un Pèlerin russe. John tomba amoureux du livre et surtout de la prière de Jésus. Il l’adapta à sa façon, passant des heures à répéter l’invocation « Jésus de Nazareth, Roi des Juifs, triomphe par Juda ».
Cette profonde vie de prière ne pouvait pas ne pas déborder. Aux yeux du monde, qu’était John Bradburne ? Un perdant, un semi-vagabond instable. Et pourtant, dès qu’il arrivait dans une maison, il amenait avec lui la paix et le désir de se tourner vers Dieu, il relativisait tous les problèmes – dans un pays en proie à la guerre, à la violence, à la haine. Une de ses prières nous permet de deviner un peu plus ce que fut sa vie intérieure :
« Pour ceux qui n’aimant peu ne vivent pas la vie,
Je n’offre pas de profondes condoléances à la mort,
Pour ceux qui la méprisent comme si c’était la couche
De repos en Christ jusqu’à la Résurrection, je réponds
Dûment par un Alléluia ; mais, pour mourir,
N’attendez pas jusqu’à la mort ; mourez aux sept (péchés) mortels,
Revêtez dans le temps l’éternité sublime,
Pensez à l’immortalité, branchez-vous sur le Ciel ».
En Afrique
En 1961, John Bradburne écrit à son ami John Dove, devenu religieux jésuite sous son influence et parti comme missionnaire dans le pays qui s’appelle encore Rhodésie du sud (aujourd’hui Zimbabwe), et lui demande de lui trouver une grotte quelque part afin qu’il puisse y vivre en ermite pour louer Dieu. Il part en Afrique l’année suivante rejoindre son ami qui dans un premier temps l’oriente bien sûr vers une mission franciscaine. Et là, l’errance de John reprend de plus belle. S’il est apprécié partout pour sa gentillesse et sa serviabilité et reconnu pour al profondeur de sa vie de prière, il est incapable d’occuper un poste fixe et de s’assujettir aux règles de la vie commune. Il sera tour à tour assistant dans la gestion, homme à tout faire ou gardien de plusieurs missions franciscaines, d’une grande propriété, de la maison des Jésuites de Silveira House, la résidence des Jésuites.
Mais, en 1969, sa route arrive à son dernier tournant lorsqu’il découvre le village de lépreux de Mutemwa. En bon fils de saint François, son cœur est bouleversé par ces pauvres parmi les pauvres, rejetés, marginalisés, déshumanisés. Il s’installe à Mutemwa et se fait tout pour tous : gardien de leur village, infirmier et soignant, cuisinier, chroniqueur et poète (des centaines de poèmes, souvent plusieurs sur le même lépreux, qui montrent combien John réussissait à montrer la beauté des cœurs et des âmes dans des corps rongés par la lèpre), consolateur et confident, chef de chorale, catéchiste, distributeur de la sainte communion…
Au bout de quelques années, John Bradburne est soudain exclu et chassé du village par l’association de colons qui le finance et qui trouve que cet anglais excentrique en fait trop et qu’il ne convient pas qu’un Européen s’investisse de cette façon. De plus la guerre civile rend son maintien en pleine brousse dangereux. Mais, chassé du village qui est enclos d’un grillage pour l’empêcher d’y rentrer, John s’installe de l’autre côté du grillage, creuse un tunnel et rejoint clandestinement la nuit ses bien-aimés lépreux. De guerre lasse, on l’autorise à y revenir.
Le cœur de sa vie prière demeure pendant toutes ces années son amour passionné de Dieu et des autres en Dieu. Aurait-il pu sinon tenir tant d’années dans une misérable hutte de lépreux sans eau, sans douche, sans toilettes sous le soleil d’Afrique ?
Témoin jusqu’au bout
La mort de John Bradburne est à l’image de sa vie. En août 1978, la maladie est sur le point l’emporter – une encéphalite virale. Pour échapper à tous les visiteurs et prier, il fait mettre « mort » sur un papier collé sur la porte de sa chambre d’hôpital. Il en réchappe.
Il se sait menacé à Mutemwa par les guérilleros marxistes en tant que blanc – et aussi comme chrétien. Il demande au père Dove : « Que dois-je faire s’ils viennent ? » Son ami jésuite lui conseille la prudence : « Donne-leur ce qu’ils veulent », et ajoute « Tu ne vas pas mourir pour cinq dollars ». Mais John réplique : « Ah non ! C’est l’argent des lépreux. Je leur donnerai du café ».
Le 6 juillet 1979, le Dr Luisa Guidotti, une consacrée membre d’un institut missionnaire, qui l’a beaucoup soutenu dans son combat pour la dignité des lépreux, est assassinée à un contrôle routier par les forces de sécurité des autorités de la colonie (son procès de béatification est ouvert). John porte son cercueil dans la cathédrale de Salisbury (Harare) et reste agenouillé près de lui durant toute la messe des funérailles.
Fin août, John se sent tellement agité qu’il confie à une amie qu’il sentait la présence du mal dans sa case. De fait, une invasion de fourmis rouges l’oblige à dormir deux nuits dans la chapelle. Le samedi 1er septembre, il demande explicitement aux lépreux de prier pour lui. Le lendemain, il n’y a pas de messe à Mutemwa, faute de prêtre, mais John anime un temps de prière et distribue la communion aux lépreux. Il leur parle de saint Laurent, le diacre martyr de la Rome antique, et ajoute : « Nous devrions avoir le courage et la persévérance de saint Laurent ». Il passe presque tout le dimanche à prier dans la chapelle. Un incident étrange survient au début de la soirée, durant la prière du soir. John est pris d’une soif ardente. Il n’y a plus d’eau au robinet du village des lépreux, ni dans aucune case et il ne peut rien boire. Il se retire alors dans sa case. Au début de la nuit, les deux lépreux dont les cases jouxtent la sienne entendent du bruit à la porte de celle-ci. Puis des pas s’éloignent, et le silence. Trop effrayés, ils n’osent pas sortir de leur case avant l’aube. Il n’y a plus personne chez John.
Le récit de son enlèvement et de son assassinat de John Bradburne est connu grâce au témoignage de certains de ses auteurs. Le groupe qui l’enlève relève plus du gang que des forces organisées de la guérilla. Il voulait, semble-t-il, le présenter comme un espion en le livrant aux responsables régionaux de la guérilla. John leur a ouvert sa porte et remis sa bure franciscaine. Il ne comprend peut-être pas tout de suite ce qui arrive car il fait quelques pas hors de sa case avec ses visiteurs et leur demande : « Mais où devons-nous aller prier et pourquoi ? » Ses ravisseurs lui tombent alors dessus, lui lient les mains et le font chuter. « Est-ce ainsi que vous me demandez de prier ? », questionne-t-il encore. Ils le forcent à avancer dans la nuit. « Mais je dois revenir à Mutemwa », répéte-t-il souvent tout en marchant, le souffle court.
Enfin, le groupe arrive dans les grottes de Chemedza. Des clameurs l’accueillent. John demande encore : « Allons-nous prier maintenant ? ». En fait de prière, l’agonie commence. Un ravisseur lui demande : « As-tu déjà mangé de la merde humaine ? Tu vas bientôt le faire ». Puis on amène une jeune femme devant lui et on lui ordonne de faire l’amour avec elle. John refuse. On le pousse alors dans les bras de la femme, mais il réitère son refus. Ensuite, ses ravisseurs mettent de la musique pop sur un électrophone et veulent le faire danser. John leur répond qu’il peut danser mais pas de cette façon. A la fin, ils se lassent. Ils l’enferment dans une hutte, ligoté, toute la journée du lundi. Nul ne sait ce que fait John dans sa détresse, mais on ne peut douter qu’il prie. Ce même jour, certains membres de la guérilla, informés de son enlèvement, vont plaider sa cause auprès des responsables de la guérilla ; n’avait-on pas vu ce blanc porter dans ses bras un lépreux malade jusqu’à l’hôpital de Mutoko ?
La nuit suivante, ses ravisseurs le conduisirent, ligoté et sautillant, jusqu’aux grottes de Gwaze, où se trouvent des responsables de la guérilla. De façon étonnante, sur le grand rocher en face de la grotte, il y a une peinture de couleur bleue du Christ les bras étendus, œuvre d’un artiste chrétien local. Quand John la voit, il tombe à genoux. On le force à se relever et à entrer dans la grotte mais il retombe de nouveau à genoux. Durant la nuit, le commandant de district de la guérilla arrive à son tour dans la grotte. Il connait John et trouve stupide l’enlèvement de « ce blanc inoffensif qui s’occupait de pauvres noirs ». Il décide de renvoyer John, libre, à Mutemwa – surtout après que ses ravisseurs aient exhibé comme preuve que John était un espion « le poste émetteur » trouvé dans sa hutte et que celui-ci se révélé être un simple poste de radio.
Mais le responsable de la sécurité qui accompagne le commandant désapprouve la décision de ce dernier de libérer John. Le blanc en avait déjà trop vu. Après une longue discussion, le commandant décide de faire évacuer John vers le Mozambique et de l’envoyer de là en Tanzanie ou en Chine, et sinon la mort. John refuse – il ne peut pas abandonner ses lépreux. Ils insistent. Pour toute réponse, John se met à genoux et prie un Notre Père et un Je vous salue Marie en langue shona. La paix de sa voix impressionne le groupe de guérilleros. Le commandant, de plus en plus séduit par cet homme qui ne craint pas la mort, lui offre à manger et l’emmène avec lui, sans aucun lien, à une réunion de « conscientisation » d’un village. Durant la séance, une femme avec deux bébés jumeaux est assise près de John. Elle met les deux enfants sur ses genoux où ils s’endorment. John reste un bon moment ainsi, puis il dit « Amai » (Maman, en shona), vous ne me reverrez plus, mais je prierai pour vous ». Puis il lui rend les jumeaux, se lève, s’agenouille et récite le Notre Père en shona, les bras levés vers le ciel.
Après cette réunion, le commandant dit à John qu’il est libre, et le fait repartir en apparence vers Mutemwa avec des villageois et deux guérilleros. Ces villageois diront ensuite que par deux fois un coq chante tandis qu’ils marchent et qu’alors John s’arrête pour prier.
Lorsqu’ils arrivent à hauteur de la grand-route Mukolo-Nyamapanda, un soldat de la guérilla s’approche de John et le fait descendre dans le lit d’un torrent. John tombe à genoux et se met en prière. Alors qu’il se relève, le guérillero vide sur lui le chargeur de sa mitraillette. Un vieux villageois témoin du meurtre racontera ensuite que John est retombé sur ses genoux puis qu’il a doucement glissé sur le sol – la mort d’un agneau.
Les villageois sont terrorisés. Si les forces de sécurité trouvaient le cadavre sur la grand route, ils pourraient être accusé de l’assassinat. Ils décidèrent de le cacher. Mais, selon leur propre témoignage, des événements étranges les en empêchent : des voix venues d’on ne sait où qui chantent, un grand oiseau blanc volant au-dessus du cadavre, des rayons de lumière semblant sortir de lui. Les miracles commencent. Ils n’ont pas cessé depuis, semble-t-il, en Europe comme en Afrique.
La prière reste liée au nom et au souvenir de John Bradburne. Le centre pour lépreux de Mutemwa est devenu un important sanctuaire où viennent prier, avec les lépreux, ceux qui se confient à son intercession, lieu de pèlerinage et de prière pour toute l’Afrique australe. Non loin de là, on a construit en 1994 le premier centre pour accueillir les victimes du sida de tout le Zimbabwe. La cause de béatification de John Bradburne avance, entravée par la situation politique du Zimbabwe. Dès 1986, une demande pour sa béatification est introduite, mais Mgr Chapaika, archevêque d’Harare, juge sage d’attendre. L’assassin de John Bradburne est devenu un respectable homme d’affaires et les guérilleros dirigent le Zimbabwe depuis l’indépendance. En attendant, les miracles et les grâces attribués à la prière de John Bradburne – et dont sont favorisés noirs et blancs dans ce pays déchiré par la question ethnique – se poursuivent.
Didier Rance